Depuis l’Occident, la Russie apparaît de plus en plus énigmatique. La figure autoritaire de Vladimir Poutine focalise l’attention, comme si l’homme, souvent qualifié de « fou », régnait seul, envers et contre tous. Les 140 millions d’habitants de ce pays, repartis sur 11 fuseaux horaires, sont souvent présentés comme une masse belliqueuse, zombifiée par la propagande. Notre invitée, la sociologue et politologue Anna Colin Lebedev, dépeint un paysage bien plus complexe. Le pouvoir poutinien s’articule, depuis 24 ans maintenant, sur une redistribution des ressources qui a permis aux plus pauvres d’améliorer leur niveau de vie. Loin d’être incarné par un seul homme en haut d’une pyramide, le pouvoir politique s’organise sous la forme d’un réseau qui s’étire jusqu’aux plus petites unités territoriales. La répression, de plus en plus grande et large, vient compléter ce tableau pour s’assurer de la « loyauté » de la population. L’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie en 2000 s’appuie sur une promesse : rétablir la stabilité, l’ordre et la prospérité. Cette feuille de route, en apparence classique, est alors une véritable rupture. La chute de l’URSS en 1991 a été un traumatisme pour une grande partie des Russes. L’introduction de l’économie de marché a eu des conséquences néfastes sur les conditions de vie de nombreuses personnes. La libéralisation de l’information n’a pas permis l’émergence d’un espace politique réellement démocratique, tant la corruption des élites politiques restait alors omniprésente. Le pouvoir poutinien incarne aussi, et peut-être surtout, cela : ceux qui ont réussi à rétablir une certaine « normalité » après une décennie de troubles. Seulement, la guerre en Ukraine, d’une extrême violence, menace de rebattre les cartes. Beaucoup de Russes, notamment les plus jeunes, expriment leur peur face à la menace de se retrouver au front. Les nombreux morts sur le champ de bataille sont passés sous silence et la propagande gouvernementale s’organise pour faire disparaître la guerre de l’espace public. Les discours officiels ne cessent d’appuyer sur le maintien de « l’ordinaire » du quotidien. Mais si le complexe militaro-industriel tourne à plein régime pour maintenir l’économie à flot, si les réserves monétaires sont puisées pour distribuer des primes aux militaires et maintenir leur fidélité, jusqu’à quand Vladimir Poutine pourra-t-il continuer à honorer le « contrat » noué avec sa population ?
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Diane Lataste