Cher Joann Sfar,

Quelle semaine !

Samedi 19 avril, M le magazine du Monde publiait un long portrait de vous dans lequel on apprenait, entre autres, que vous seriez devenu, depuis le 7 octobre 2023, « [un] auteur engagé, très actif sur les réseaux sociaux […] face à la recrudescence de l’antisémitisme en France », avec « des publications qui alimentent la polémique et occultent [votre] souci sans équivoque du sort des Palestiniens » : voilà qui ne manquera pas de rassurer celles et ceux qui pensent que le souci avec vous, concernant les Palestiniens, est plutôt du côté de l’occultation de leur sort. Et au cas où cela ne suffirait pas, l’autrice de l’article insiste en expliquant que vous incarneriez « une voix claire, qui défend à la fois l’existence des Palestiniens soumis à des bombardements incessants et la sécurité des juifs de France », bravo à vous, et toutes nos félicitations à la journaliste qui a probablement dû s’astreindre à mener une bien minutieuse et laborieuse enquête pour parvenir à tirer de telles conclusions, c’est sans doute cela que l’on appelle l’investigation.

À l’appui de cette thèse pour le moins surprenante pour quiconque s’intéresse à la réalité de vos prises de position concernant le « sort des Palestiniens », le Monde avance ainsi deux « preuves » d’une irréfutabilité pour le moins douteuse, on y reviendra, lesquelles ne nous ont, on doit le dire, guère convaincu, mais plutôt encouragé à investiguer de notre côté, surpris que nous étions du déséquilibre entre, d’une part, la formule « souci sans équivoque du sort des Palestiniens » et, d’autre part, la quasi-absence d’éléments donnant du corps à ladite formule. Nous ne pouvions en effet nous résoudre à nous ranger, sans l’éprouver, à l’argument d’après lequel une si grande préoccupation serait invisible car elle serait « occultée » par d’autres prises de position sur d’autres sujets, formulant même l’audacieuse hypothèse selon laquelle cette invisibilité pourrait tout simplement résulter du fait que la préoccupation n’est pas si grande que ça. Et le moins que l’on puisse dire est que nous n’avons pas été déçu du voyage.

Ce qui frappe tout d’abord, lorsque l’on se perd dans vos publications, interviews et prises de position diverses, est votre obsession de vous poser en érudit naviguant au milieu d’une mer d’ignorance, qu’il s’agisse d’affirmer que « ce qui [vous] atterre, depuis le début du conflit, c’est la méconnaissance totale de la jeunesse française des réalités du Proche-Orient », de regretter que « notre jeunesse connaisse aussi peu le Proche-Orient, son histoire, qu’elle ignore ce que c’est que ces territoires, ce que sont Israël et la Palestine », ou de professer que « si on veut vraiment aider, il faut s’informer. Sinon, on se ridiculise. On ne devrait pas empirer les choses en les nommant mal ou en les caricaturant. Mais bon, c’est compliqué parce que ça demande plus de trois minutes d’attention ». Et c’est ainsi que, tout en prétendant le contraire, comme lorsque vous déclarez que vous n’êtes « pas là pour faire un cours d’histoire ni de géopolitique », vous ne pouvez vous empêcher de jouer les sachants et d’asséner vos « vérités » sur Israël et les Palestiniens, en vous en prenant à peu près toujours aux mêmes : celles et ceux qui se mobilisent en solidarité avec ces derniers, voilà au moins un domaine, on va le voir, dans lequel vous ne faites preuve d’aucune équivoque.

« Ce qui ne cesse de m’étonner aujourd’hui, c’est le degré d’ignorance qui entoure ce conflit, et, en même temps, à quel point le débat est passionné », déclariez-vous dans Libération en mai 2024, avant d’ajouter, en toute modestie : « Les militants croient savoir, mais les généralités n’aident personne et il faut être précis, ramener de la complexité », en voilà une mission qu’elle est noble. En octobre 2023, sur FranceInfo, vous expliquiez déjà, toujours avec humilité, « [qu’]il faut beaucoup de courage pour avoir de la nuance, pour avoir de l’humanité, pour ne pas sombrer dans les anathèmes. Ce courage, les politiques, beaucoup, ne l’ont pas. Et parmi les influenceurs, c’est une honte nationale », si vous le dites. Précision, complexité et nuance : telles sont les vertus que vous ne cessez de prôner et, visiblement, de vous attribuer, ce qui ne serait peut-être pas un problème si, pour commencer, vous n’assimiliez pas à de l’« ignorance » les opinions que vous ne partagez pas et si, surtout, vous ne vous distinguiez pas vous-même par une remarquable capacité à multiplier les approximations, les contre-vérités voire les mensonges, et pas des moindres.

Cher Joann Sfar, lorsque l’on se pique de donner des leçons de rigueur à celles et ceux qui expriment leur soutien au peuple palestinien face à la politique de l’État d’Israël, il vaut mieux en effet éviter de raconter soi-même, avec une régularité quasi-métronomique, à peu près n’importe quoi. À commencer par votre description particulièrement fantaisiste de la situation à Gaza avant le 7 octobre 2023, que nous avons dû relire à plusieurs reprises pour être sûr que nous n’étions pas victime d’une hallucination : « Gaza était totalement indépendant depuis 2005, il n’y avait plus un seul juif à Gaza, même les tombes juives avaient été enlevées. Israël était le premier employeur de Gaza, malgré les checkpoints. Les échanges, en tout cas dans le sud d’Israël, étaient aussi bons qu’ils pouvaient l’être ». On respire, on relit tout ça, on y réfléchit, on fait une pause, on se calme un peu et on revient.

Donc :

- La bande de Gaza « indépendante depuis 2005 » était, avant le 7 octobre 2023, toujours un territoire occupé, comme l’expliquait par exemple un rapport de l’ONU de mai 2022 prenant appui sur cette babiole que l’on nomme « droit international », mais peut-être ce dernier est-il moins « précis » que Joann Sfar.

- La bande de Gaza « indépendante depuis 2005 » était, avant le 7 octobre 2023 et en raison du blocus israélien à l’œuvre depuis 2007, l’une des zones du monde les plus touchées par le chômage (45% en 2022, plus de 60% chez les jeunes) et par la pauvreté (65% de la population), avec au total près de 80% des Gazaouis dépendants de l’aide alimentaire internationale.

- Le nombre de travailleurs gazaouis autorisés à se rendre en Israël était plafonné à 17 000 en 2022, à comparer par exemple aux 50 000 fonctionnaires du gouvernement Hamas et aux 70 000 fonctionnaires toujours rémunérés, à Gaza, par l’Autorité palestinienne de Ramallah. Prétendre qu’« Israël était le premier employeur de Gaza » est donc un mensonge doublé d’une ânerie puisque les 17 000 bénéficiaires d’un permis de travail n’étaient évidemment pas salariés par « Israël » mais par des firmes privées israéliennes.

- Quant aux échanges « aussi bons qu’ils pouvaient l’être », nous ne sommes pas sûr de savoir à quoi il est fait référence ici, probablement les échanges commerciaux, mais dans le doute et par charité nous nous abstiendrons de tout commentaire, nous contentant de renvoyer aux travaux portant sur les conséquences économiques catastrophiques d’un blocus que vous avez opportunément « oublié », contrairement par exemple à l’Unicef, mais peut-être cette dernière est-elle moins « nuancée » que Joann Sfar.

« Amener de la complexité » est donc une véritable passion chez vous, qui se manifeste également lorsqu’il s’agit de commenter la vie politique israélienne, comme par exemple lors d’une interview sur France Inter le 16 avril 2024 au cours de laquelle, alors que vous évoquiez le fait que les victimes israéliennes du 7 octobre 2023 avaient été déshumanisées par les membres du Hamas, on a pu entendre ce mémorable échange :

- Léa Salamé : « [La déshumanisation de l’autre] existe aussi en Israël, quand on entend un ministre dire que les Palestiniens sont des animaux… »

- Joann Sfar : « Alors là on parle d’un ministre qui est à l’extrême extrême droite… »

- Léa Salamé : « Qui est au gouvernement… »

- Joann Sfar : « Oui, qui est au gouvernement bien sûr, qui est à l’extrême extrême droite, qui ne représente rien du tout, mais effectivement ces voix sont entendues… »

- Nicolas Demorand : « Rien du tout vous dites ? »

- Joann Sfar : « … »

- Nicolas Demorand : « Il ne représente rien du tout ? »

- Joann Sfar : « Il représente une force de déstabilisation dont Netanyahou est obligé de tenir compte parce qu’il a une proportionnelle intégrale dans son gouvernement, ce qui est un héritage anglais dont on se passerait bien. »

Alors, comment dire.

Le ministre israélien qui, le 9 octobre 2023, a qualifié les Palestiniens d’« animaux » se nomme Yoav Gallant, et il était alors ministre de la Défense et membre du Cabinet de guerre après avoir été, depuis 2015, ministre de la Construction et du Logement, ministre de l’Immigration et de l’Intégration, ministre de l’Éducation et ministre de l’Enseignement supérieur, pour une durée totale de 2506 jours, soit pas loin de sept années, à la tête de ministères (2), le tout après une longue carrière dans l’armée au cours de laquelle il avait entre autres dirigé l’offensive israélienne contre Gaza à l’hiver 2008-2009 — de sinistre mémoire. Un individu qui ne représente donc pas « rien du tout », bien au contraire, et que vous classez en outre au sein d’une « extrême extrême droite » de laquelle Benyamin Netanyahou serait « obligé de tenir compte » alors que Gallant est en réalité membre et député du Likoud, c’est-à-dire le parti du Premier ministre, décidément vous aimez donner dans la précision. Et l’on ne s’attardera pas ici sur votre affirmation selon laquelle le système électoral israélien serait « un héritage anglais », ce qui est là encore absolument n’importe quoi puisque le scrutin plurinominal proportionnel sur une circonscription unique, à l’œuvre en Israël, est directement hérité des institutions du mouvement sioniste et n’a à peu près rien à voir avec le système électoral britannique (scrutin uninominal divisé en circonscriptions), actuel ou ancien, mais après tout vous n’êtes plus à ça près.

Précision toujours lorsque vous vous risquez à parler de la situation des Palestiniens résidant en Israël, les mal-nommés « Arabes israéliens », cette frange de la population d’Israël composée de la minorité de Palestiniens qui n’ont pas été expulsés lors de la guerre de 1947-1949 et de leurs descendants (3), que vous convoquez régulièrement pour illustrer votre mantra selon lequel Israël est une société plus complexe qu’on ne le croit — ce qui n’est pas forcément faux, mais pas pour les raisons que vous avancez. Vous aimez ainsi affirmer que « 2,5 millions d’Israéliens sont de religion musulmane », ce qui est là encore une bêtise puisque les Palestiniens résidant en Israël sont au total à peine plus de deux millions (4) et que l’on compte parmi eux pas loin de 200 000 Chrétiens, les calculs sont pas bons Joann, mais aussi et surtout qu’ils seraient tellement bien intégrés et heureux de vivre en Israël qu’ils « sont dans l’armée et se considèrent comme israéliens », du grand n’importe quoi là encore puisqu’ils sont exemptés de service militaire et ne souhaitent évidemment pas participer à l’oppression des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie : pour en arriver à imaginer le contraire et pour occulter une situation de discrimination institutionnelle sur laquelle des ONG israéliennes comme B’Tselem ne cessent d’alerter il faut faire vraiment preuve d’une naïveté confondante ou, pour citer un célèbre dessinateur de BD, « d’une méconnaissance totale des réalités du Proche-Orient ».

Et ce ne sont pas vos prétendues leçons d’histoire ou de géopolitique qui vous sauvent, cher Joann Sfar, puisque là encore on a parfois du mal à croire que vous puissiez débiter un tel flot d’inepties sans ciller et sans penser que vous allez être repris, ceci étant dit en général les journalistes, de toute évidence eux aussi fort compétents, ne bronchent pas, donc après tout pourquoi se priver. Nous avons ainsi été ravis d’apprendre que :

- « Ce sont les Anglais en 1917, par la déclaration Balfour, qui ont promis la même terre aux Juifs et aux Arabes », malgré le fait que la déclaration Balfour fut l’expression claire d’un soutien du gouvernement britannique au mouvement sioniste et absolument pas une promesse aux « Arabes » (5).

- « Le sionisme à l’origine c’était un mouvement marxiste, un mouvement qui n’avait rien de raciste, un mouvement qui était pour créer une paix dans les populations de la région », alors que le sionisme fut combattu, dans la première moitié du 20e siècle, par le principal mouvement marxiste juif, le Bund, que le père fondateur du sionisme, Theodor Herzl, envisageait l’État des Juifs comme « l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie », ou encore que Yossef Weitz, l’un des responsables de l’Agence juive, en charge de la colonisation de la Palestine, écrivait en 1940 « [qu’]il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays [et qu’]il n’y a pas d’autre possibilité que de transférer les arabes d’ici vers les pays voisins ».

- « L’existence de l’État d’Israël est consubstantiellement liée à l’existence de l’État palestinien, c’est une évidence, mais elle ne saute pas aux yeux quand on ne connait pas l’histoire de la région », il est vrai que dans la mesure où l’État d’Israël existe depuis 1948, que l’État palestinien n’a jamais pu exister et qu’Israël semble avoir pour raison d’être de l’en empêcher, ça ne saute pas aux yeux.

- « Je ne crois pas que la France vende d’armes à Israël », tant mieux pour vous si vous ne le « croyez » pas mais sachez que la réalité n’est pas d’accord avec vous.

- Etc.

Et nous n’oublions pas non plus toutes ces plus ou moins grosses fake news et/ou absurdités que vous adorez relayer, comme lorsque vous affirmiez sur France 5 en avril 2024 que « la réalité depuis le 7 octobre, on peut raconter ce qu’on veut, [c’est qu’]Israël a pris 140 000 roquettes sur la tête, du nord et du sud », alors que l’armée israélienne estimait, six mois plus tard, que ce chiffre était d’environ 26 000, soit plus de cinq fois moins sur une période deux fois plus longue, lorsque vous prétendez que « quand le Hamas est arrivé au pouvoir à Gaza, leur première action a été d’abattre 120 ou 150 dirigeants du Fatah, dont des dirigeants de l’Autorité palestinienne », soit un condensé de fausses informations au sujet des événements de 2006-2007 à Gaza, lesquels ont principalement consisté en des affrontements meurtriers entre miliciens du Hamas et du Fatah et certainement pas en l’exécution de « 120 ou 150 dirigeants du Fatah » (6), ou lorsque vous déclarez, là encore sans réaction du journaliste conduisant l’entretien, ce qui suit : « Moi il me semble que c’est un secret mais le monde arabe adore Israël », alors oui effectivement là on est dans le très secret, n’hésitez pas à en informer le « monde arabe », il en sera particulièrement surpris.

Vous vous êtes en outre fait une spécialité de la diffusion de fausses nouvelles concernant les acteurs et actrices du mouvement de solidarité avec la Palestine, qu’il s’agisse du prétendu slogan « À bas l’État, les juifs et les fachos », une manipulation rapidement débunkée (7), de l’amphithéâtre de Sciences Po supposément « interdit aux Juifs », une « information » largement démentie y compris par ceux qui ont contribué à la diffuser, ou de l’affaire dite « des mains rouges », une tentative de disqualification brutale et malhonnête d’étudiants mobilisés en soutien à Gaza dans laquelle vous avez joué un rôle particulièrement actif. Vous avez également repris à votre compte l’ignoble fake news selon laquelle des « femmes juives » auraient été empêchées de manifester le 8 mars dernier parce que juives, une accusation particulièrement abjecte et là encore totalement fallacieuse puisque les raisons de l’opposition du mouvement féministe à la présence du collectif « Nous vivrons » dans le cortège ont été longuement exposées, vous avez évidemment le droit de ne pas être d’accord mais cela ne justifie certainement pas la calomnie.

Et l’on ne s’attardera pas ici sur les outrances dont vous êtes devenu coutumier, comme lorsque vous dressez un parallèle entre le groupe antifasciste la Jeune Garde et les bandes nazies, lorsque vous comparez les jeunes mobilisés pour la Palestine avec les Jeunesses hitlériennes, lorsque vous relayez un post du président d’Editis Denis Olivennes parlant de « purification ethnique anti-association juive » (sic) à propos de la manifestation du 8 mars évoquée plus haut, lorsque vous expliquez « [qu’]empêcher les étudiants juifs d’aller en cours ne sauvera jamais un Palestinien », lorsque vous affirmez, en lui faisant dire ce qu’il n’a jamais dit, que Dominique de Villepin « tient un discours qui relève de l’antisémitisme des années 30 : "Ils sont partout, ils tiennent les médias, on ne peut plus rien dire" » ou lorsque vous déclarez, toute honte bue, que « LFI va au-delà des outrances que Jean-Marie Le Pen ne s’est jamais permises », quand on connait le pedigree du leader historique de l’extrême droite en matière d’antisémitisme, on se dit que vous avez la mémoire courte, l’abjection facile et que vos leçons de « nuance » ne valent décidément rien.

Ayant décidé d’écrire une lettre et non une encyclopédie, nous avons dû nous résoudre à faire le choix déchirant de ne pas poursuivre cette liste de vos approximations, contre-vérités et mensonges concernant l’histoire, l’actualité et les répercussions en France du conflit opposant Israël — et avant lui le mouvement sioniste — aux Palestiniens, nous limitant à constater qu’une cohérence se dessine derrière l’ensemble de ces propos. Ces derniers visent en effet tous, à leur façon et quoi que vous en disiez, à rendre plus acceptable la politique coloniale d’Israël et à relativiser la tragédie de Gaza, quitte à mentir sur les conditions de vie des Palestiniens, à exagérer les menaces qui pèsent sur Israël ou à relativiser le caractère raciste et fascisant du gouvernement Netanyahou, présentant le Premier ministre israélien comme un otage de l’extrême droite ou affirmant que les suprémacistes génocidaires Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir « sont des populistes, du même type que ceux qui existent en Italie, en Russie ou partout ailleurs », tout va bien alors. Et quitte aussi à recourir aux pires méthodes pour décrédibiliser le mouvement de soutien à la Palestine et à prendre le prétexte d’une histoire longue, que vous connaissez visiblement mal, pour délégitimer a priori toute lecture n’allant pas dans le sens de ce que vous nommez la « complexité », en d’autres termes toute analyse en termes de conflit colonial opposant, en dernière instance, un État oppresseur et un peuple opprimé.

C’est ainsi qu’au nom de la « nuance », vous avez fait le choix d’adopter une posture se situant prétendument à équidistance des deux parties en présence, qu’il s’agisse d’affirmer qu’il existerait une « compétition » entre « deux nationalismes, l’israélien et le palestinien », de prétendre que la tragédie actuelle résulterait du fait que le conflit aurait été « laissé dans les seules mains de Nétanyahou et du Hamas » ou d’écrire, en introduction de votre livre Nous vivrons, publié en avril 2024, ce qui suit : « L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le musulman ou le juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. » En d’autres termes, une bien belle trouvaille selon laquelle le problème ne serait pas la situation de domination et de violence coloniales mais « les extrémistes des deux camps », la solution résidant dans « le dialogue entre les peuples » et non dans l’abolition d’un système discriminatoire que certains n’hésitent pourtant plus, rapports détaillés à l’appui, à qualifier de régime d’apartheid.

Et c’est ainsi qu’au nom de la « complexité » vous faites comme si une approche « équilibrée » était possible, c’est-à-dire comme si les deux acteurs n’étaient pas, « d’une part, un État indépendant et souverain, reconnu internationalement, doté d’institutions stables, d’une armée moderne et suréquipée et, de l’autre, un peuple vivant sous occupation et/ou en exil, sans souveraineté et sans institutions réellement stables et autonomes ». Tout en prétendant parler du « réel », vous gommez de facto ce qui est l’essence même du conflit, à savoir que l’État d’Israël s’est établi, construit et développé dans la négation de l’existence et des droits du peuple palestinien, conséquence inévitable de la volonté de constituer un « État des Juifs » assumant son caractère ethnique dans une région du monde alors très majoritairement peuplée de non-juifs (8). Nulle surprise dès lors à ce que vous ayez une tendance à réécrire l’histoire, à mentir et à calomnier pour faire taire ceux qui rappellent ces réalités, les faits étant beaucoup trop têtus pour pouvoir cohabiter avec vos positions « pacifistes » aussi abstraites que déconnectées du réel.

Pour tout dire, cher Joann Sfar, c’est même pire. Car à force de vouloir faire semblant d’équilibrer une situation totalement déséquilibrée, vous semblez ne même plus vous rendre compte des absurdités que vous proférez, comme lorsque vous déclariez en mai 2024 « [qu’]aujourd’hui, 300 000 Israéliens ont dû quitter leurs maisons, tout comme deux millions de Palestiniens à Gaza [et que] l’impératif ne doit pas être la vengeance, mais la possibilité pour chacun de survivre et rentrer chez soi », oubliant visiblement que, pour les habitants de Gaza, qui étaient déjà, avant le 7 octobre 2023, des réfugiés pour au moins les deux tiers d’entre eux, « chez soi » ce n’est pas la bande de Gaza mais les villages desquels ils ont été chassés en Israël. Et que dire de votre affirmation selon laquelle « la réalité c’est que lors de la création de l’État d’Israël, il y a 700 000 Palestiniens qui ont dû quitter ce territoire, et il y a plus d’un million de juifs qui se sont fait foutre dehors du monde arabe et qui sont arrivés là-bas », non seulement particulièrement hasardeuse historiquement (9) mais aussi particulièrement indécente lorsque l’on met en regard vos formules : « ont dû quitter » pour les uns, « se sont fait foutre dehors » pour les autres, no comment.

Ce pseudo-équilibre est d’ailleurs si précaire que, lorsque vous vous emportez, toute forme d’empathie vis-à-vis des Palestiniens disparaît, comme lorsque vous déclarez, invisibilisant la violence de l’occupation et du blocus, que « le 7 octobre est arrivé au milieu d’un cessez-le-feu », lorsque vous relayez un post raciste opposant « d’un côté, un peuple [palestinien] qui célèbre la mort dans un spectacle macabre de psychopathes [et] d’un autre, un peuple [israélien] qui sanctifie la vie dans l’unité et la ferveur » ou lorsque vous usez du misérable argument « C’est pas un concours » alors que vous êtes interpellé sur votre silence concernant un énième massacre à Gaza tandis que vous débordez de compassion pour les soldats israéliens traumatisés par la guerre. Et lorsque vous daignez dire un mot sur le blocus informationnel organisé par Israël à Gaza, ce n’est pas pour condamner une intolérable atteinte à la liberté d’informer ou pour déplorer que le massacre en cours ne puisse être documenté, mais pour regretter que « le fait qu’aucun journaliste étranger n’ait pu entrer à Gaza a empêché les voix critiques du Hamas de sortir de l’enclave [et que] le narratif du Hamas est devenu le seul audible, et c’est terrible », croyez-nous ça commence à se voir.

Alors certes, il vous arrive parfois de relayer, entre deux fake news, trois approximations, quatre contre-vérités et cinq attaques contre le mouvement de solidarité, un article du Haaretz critique de Netanyahou ou, comme le souligne le portrait du Monde par lequel nous avons ouvert cette missive, d’affirmer qu’il faudrait démanteler les colonies de Cisjordanie pour arriver à la paix et que Gaza est « un enfer à ciel ouvert, où la population est maintenue dans l’injustice et la misère », mais c’est toujours pour mieux rebondir sur la question des « responsabilités ». Par exemple, concernant Gaza et la citation reprise par le Monde, on peut trouver dommage que cette dernière ait été (judicieusement ?) coupée tant la suite était limpide : « Mais qui en est responsable ? Depuis le coup de force de 2007, Gaza est sous la dictature du Hamas, une faction islamiste téléguidée par les mollahs iraniens et des émirs qataris », c’était donc ça, rien à voir avec le blocus. « La faute du Hamas », tel est ainsi l’un de vos autres gimmicks, qu’il s’agisse d’expliquer « [qu’]à cause du Hamas, la paix vient de reculer de 25, de 30 ans, et ça fera tache d’huile dans la région », pauvre Netanyahou qui ne rêvait que de paix, ou que « les jeunes gens qui ont envie d’aider la Palestine, qui rêvent d’un État palestinien ne se rendent pas compte que le plus grand ennemi de cet État, c’est le Hamas », l’État d’Israël étant probablement quant à lui un grand ami des Palestiniens, contraint de mener malgré lui une guerre génocidaire ayant entraîné plus de 50 000 morts en l’espace de 18 mois.

Au total, nous sommes forcés de constater que votre position « pacifiste » ressemble avant tout à une posture aussi vide de contenu que vos formules du type « Il est évident que la paix existera dans la région et que tout sera possible quand les diverses populations auront moins envie de se massacrer », voilà qui est audacieux. Ce qui vous préoccupe en réalité n’est pas tant le sort des Palestiniens que le fait de donner du crédit à l’idée selon laquelle on peut défendre l’État d’Israël tout en étant préoccupé par le sort des Palestiniens, ce qui n’a pas grand-chose à voir. Mais un examen attentif de vos positions et publications prouve exactement le contraire : à force de vouloir protéger un État d’Israël qui pousse aujourd’hui à l’extrême la logique coloniale qui a présidé à sa fondation, vous n’avez, consciemment ou non, d’autre choix que d’invisibiliser l’essentiel de la tragédie vécue par les Palestiniens, en premier lieu de Gaza et, à l’inverse, de survisibiliser des phénomènes marginaux en Israël, comme lorsque vous affirmez que « tous les militaires et tous les gens des services secrets que [vous connaissez] sont de gauche », c’est bien noté, peut-être pourra-t-on bientôt enrichir le droit international avec la notion de « génocide de gauche ».

Cher Joann Sfar, l’antisémitisme est évidemment un poison qui doit être combattu partout où il se trouve, y compris lorsque certains malfaisants tentent de le diffuser en intrumentalisant la question palestinienne, et nous savons malheureusement que ce combat est loin d’être achevé. Et si l’on peut et doit défendre à la fois les Juifs et les Palestiniens en refusant de diviser le combat antiraciste, prétendre soutenir dans un même mouvement l’État d’Israël et le peuple palestinien est une toute autre histoire, puisqu’il s’agit tout simplement d’affirmer être « en même temps » du côté de l’État colonial et du peuple colonisé, du fort et du faible, du spoliateur et du spolié, une équidistance qui ne peut conduire qu’à un nivellement et donc un accompagnement des logiques d’oppression. Une telle posture vous permet peut-être de vous sentir au-dessus de la mêlée, de vendre des livres et d’être interviewé par les médias mainstream, mais par pitié cessez de faire semblant d’avoir de quelconques préoccupations pour le sort du peuple palestinien qui a suffisamment de vrais ennemis pour ne pas avoir besoin de faux amis comme vous.

Cordialement,

Jules Blaster

(1) Extrait du rapport, rédigé par le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme : « Israël continue d’occuper le Territoire [Gaza] du fait qu’il exerce un contrôle, entre autres, sur son espace aérien et ses eaux territoriales, les points de passages terrestres aux frontières, les infrastructures civiles et notamment l’approvisionnement en eau et en électricité, et les fonctions gouvernementales clés, comme la gestion du registre de la population palestinienne ».

(2) 2506 jours à la date de sa déclaration du 9 octobre 2023. Lors de sa démission le 6 novembre 2024, Gallant avait cumulé 2899 jours à la tête de divers ministères, soit environ huit années. « Rien du tout » comme on dit.

(3) Soit environ 1,6 million de Palestiniens d’Israël, auxquels s’ajoutent, pour arriver au total de deux millions, les plus de 350 000 Palestiniens de Jérusalem qui ne disposent pas, eux, de la citoyenneté israélienne.

(4) Nous avons même trouvé une interview sur FranceInfo dans laquelle vous auriez affirmé, d’après la transcription, que « près de 40% des citoyens israéliens sont ce qu’on appelle des Arabes israéliens », soit à peu près le double de la proportion réelle. Sur ce coup-là, nous avons fait le généreux choix de penser qu’il s’agissait d’une erreur dans l’article puisqu’en général vous vous trompez mais pas à ce point.

(5) Il n’est pas faux de dire que les Britanniques ont fait des promesses d’indépendance à certains dirigeants arabes, mais on parle ici de la correspondance McMahon-Hussein et absolument pas de la déclaration Balfour.

(6) Dans une autre version de cette histoire inventée, vous affirmez que « [le Hamas] a pris le pouvoir à Gaza en abattant une centaine de chefs du Fatah » : les chiffres varient mais le mensonge reste, c’est sans doute cela que vous appelez « ne pas empirer les choses en les nommant mal ou en les caricaturant ».

(7) À l’instar du « À bas les flics, les blancs et les fachos », autre fake news que vous avez également relayée.

(8) Au moment du Congrès sioniste de Bâle en 1897, à l’occasion duquel le projet d’établissement d’un « État des Juifs » en Palestine fut adopté, les Juifs représentaient moins de 10% de la population palestinienne. Il a donc fallu « logiquement » en passer par un processus de colonisation/expulsion toujours pas achevé aujourd’hui.

(9) Le nombre de réfugiés palestiniens de 1947-1949 est en général plutôt estimé à 800 000, voire 900 000, tandis que le nombre de Juifs qui se sont installés en Israël après avoir quitté les pays arabes est estimé à 600 000 sur une période allant de 1948 au début des années 1970, dans des conditions souvent difficiles, voire violentes, mais qui ne peuvent en aucun cas être résumées au fait qu’ils auraient été « foutus dehors ».

Cher Joann Sfar - Boxing Day #30

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