Chère Nathalie Saint-Cricq,

Quelle semaine !

Mardi 18 mars, on apprenait votre nomination au poste de directrice de la rédaction nationale de France Télévisions, félicitations, une belle promotion pour celle qui était jusqu’à présent journaliste-éditorialiste politique sur le service public, cet indispensable travail consistant, selon vos propres termes, « à décortiquer, c’est-à-dire à expliquer aux gens qui regardent et qui ne sont pas forcément des spécialistes de la politique […], raconter un peu l’envers du décor et faire en sorte que vous ne vous fassiez pas leurrer, enfin pas plus que nous », ça fait rêver. En réaction à cette annonce, un de vos confrères de France Télévisions a immédiatement confié à l’Humanité son enthousiasme : « Cette nomination est celle d’un clan qui se serre les coudes et qui se répartit les postes en circuit fermé. Difficile d’y voir un renouveau, un élan… Nathalie Saint-Cricq représente l’ostracisation, le contraire du pluralisme, et le management toxique très présent dans ces nominations à la rédaction nationale comme à France Info », ça promet pour la suite.

À la nouvelle de votre désignation, qui est pour l’instant qualifiée de « temporaire », mais on croise les doigts bien sûr, nombreuses et nombreux ont été celles et ceux qui, sur les réseaux sociaux, ont tenu à exprimer publiquement leur ravissement, en repostant notamment une séquence qui a largement contribué à construire votre notoriété durant les dernières années, au cours de laquelle on vous entend expliquer, en pleine mobilisation pour la défense des retraites au printemps 2023, que la révolte repose entre autres sur le fait « [qu’]il y a le style Macron, qui est un style… bon… il réussit, il est jeune, il est diplômé, il est riche, il n’a pas… voilà, ça c’est quelque chose qui naturellement peut énerver les gens », tous des jaloux, merci pour ce très subtil décorticage. Une fine analyse qui fut saluée comme il se doit, à l’époque, par la CGT de France Télévisions : « À chaque apparition en plateau, l’éditorialiste politique de France Télévisions déverse sa déférence plutôt que son indépendance. Courtiser plutôt qu’analyser, voilà la véritable honte du service public », et voilà qui méritait bien une promotion.

Nous nous sommes pour notre part remémoré un épisode plus ancien, survenu lors du journal de 13h de France 2 le 12 janvier 2015, c’est-à-dire au lendemain de la manifestation consécutive aux tueries de Charlie hebdo et de l’Hyper Cacher, à la suite de laquelle vous aviez produit, sur un ton martial, l’un de vos plus savoureux éditoriaux, appelant à traquer « ceux qui ne sont pas Charlie » pour leur inculquer les bonnes valeurs : « Il ne faut pas faire preuve d’angélisme : c’est justement ceux qui ne sont pas Charlie qu’il faut repérer, ceux qui dans certains établissements scolaires ont refusé la minute de silence, ceux qui balancent sur les réseaux sociaux et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Eh bien ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale, et là l’école et les politiques ont une lourde responsabilité. » À vos ordres cheffe. Vous vous êtes certes arrêtée juste avant de suggérer d’envoyer les pas-Charlie dans des camps de redressement, au bagne de Cayenne voire au goulag — républicain bien sûr — pour les plus récalcitrants, mais vous n’avez pas oublié d’affirmer ensuite qu’il fallait « que toute la gauche assume son véritable tournant sécuritaire », c’est bien noté, il est vrai qu’avec Hollande président, Valls Premier ministre et Cazeneuve à l’Intérieur on pouvait craindre un tournant social.

Nous ne savons pas, insoutenable suspense, si vos nouvelles attributions nous priveront de vos activités d’éditorialiste-intervieweuse, que vous aviez poursuivies malgré votre installation, en octobre 2022, au poste de « coordinatrice en charge des évolutions éditoriales de l’information », on doit vous avouer qu’on n’a pas trop compris en quoi ça consiste, mais nous ne doutons pas que vous ne manquerez pas de mettre à profit votre expertise, votre rigueur et vos qualités d’analyse, comme vous avez su le faire durant une riche carrière appuyée sur une vision très singulière du travail de journaliste politique, lequel consiste selon vous à nouer des relations avec les gens de pouvoir pour mieux les connaître, les comprendre et, partant, informer : « Je préfère voir Élisabeth Borne toute seule, parce que je lui pose des questions auxquelles elle me répond, parce que je lui ai dit avant que je ne tweetais pas, que je ne préparais pas un livre, et que je n’allais pas balancer ce qu’elle me dit mais que j’allais m’en servir pour comprendre et éventuellement citer des choses mais pas la mettre en question directement », nous voilà rassurés.

Chère Nathalie Saint-Cricq, nous n’aurons pas la prétention de résumer ici votre long parcours, durant lequel vous fûtes entre autres rédactrice en chef des deux émissions politiques de France 2 « À vous de juger » (2005-2011) et « Des paroles et des actes » (2011-2016), chroniqueuse à « l’Émission politique » (France 2, 2016-2019), intervieweuse dans « Questions politiques » (France Inter et France Info, depuis 2016), responsable du service politique de France 2 de 2012 à 2019, intervenante régulière dans les JT de France 2… et même l’une des deux journalistes ayant animé le débat de l’entre-deux-tours en 2017, quel talent. Au cours des vingt dernières années, vous vous êtes ainsi imposée comme une figure incontournable du journalisme politique sur le service public, bravo à vous, multipliant les interventions, chroniques, débriefings, analyses à chaud, décryptages, commentaires, billets d’humeur et autres trucs d’éditorialistes, le tout en évitant toujours soigneusement de sortir du cadre que vous semblez vous être fixé et que vous admettez, avec une confondante sincérité, particulièrement apprécier : « J’aime la politique politicienne. »

Pour parvenir à vos fins, vous n’hésitez pas à donner de votre personne, jusqu’à refuser le confort de votre bureau pour vous rendre « sur le terrain », comme vous l’avez expliqué en février dernier, n’hésitant pas à cette occasion à vous en prendre vertement à tous ces pseudo-journalistes refusant de se confronter au réel : « Les journalistes qui disent "Je ne déjeune jamais avec un homme politique", mais je trouve ça d’une débilité, d’un démago… Je veux dire si vous ne les connaissez pas, si vous ne les faites pas parler, pour savoir ce qu’ils sont sur le fond et tout, ça ne sert à rien. On n’est pas… le journalisme c’est se rendre compte sur le terrain, c’est pas de rester sur son Aventin ou dans sa tour d’ivoire… » Votre terrain à vous, on l’aura compris, c’est donc le restaurant pour, on l’imagine, des repas sans concession, quitte là encore à vous sacrifier pour la cause : « Je peux vous assurer que quand on déjeune avec ces gens-là, on ne va pas dans des… on va dans des trucs… De toute façon je vais vous dire la note de frais à France Télé c’est 40 euros par personne, donc si vous voulez, si vous prenez une entrée vous ne prenez pas de plat, et si le mec veut un verre de vin rouge vous vous ne prenez qu’une entrée parce que vous savez qu’autrement vous ne serez pas remboursée. » À 40 euros l’entrée, l’information est effectivement un combat qui se paie cash.

Et c’est à la faveur de ces repas de terrain qui sont autant d’enquêtes approfondies, ou l’inverse, que vous nous régalez, si l’on puit dire, de vos « analyses » précises, minutieuses et documentées, grâce auxquelles le public peu familier des déjeuners avec Gérard Larcher comprend beaucoup mieux les enjeux de l’actualité politique. En témoigne ce morceau de bravoure parmi tant d’autres, que nous avons pu déguster le 18 juillet dernier lors de l’émission « C dans l’air » diffusée sur France 5, qui avait fait appel à vos grandes compétences pour commenter une information décisive : une rumeur courait selon laquelle, 10 jours après les élections législatives consécutives à la dissolution, Xavier Bertrand aurait été parmi les favoris pour occuper le poste de Premier ministre. Quand on connait la suite on se dit que cela méritait effectivement au moins 10 minutes de bavardage avec le sondologue Brice Teinturier, et un de ces « décryptages » dont vous avez le secret. Nous présentons nos excuses d’avance, c’est un peu long, mais il fallait bien ça pour que nos lecteurs et lectrices peu habituées à vos éclairages puissent mesurer l’étendue de votre talent :

« [Xavier Bertrand] a en tête une idée un peu centriste qui est de prendre… alors d’abord comme le disait Brice [Teinturier] le régalien c’est-à-dire les gens en ont marre de l’insécurité, de l’immigration, de je-ne-sais-pas-quoi donc, ça on fait, on laisse pas le sujet pourrir, mais il y a aussi un ras-le-bol qui est sur le terrain des salaires, les conditions de vie, le sens du travail, le sens de tout ça donc lui se vend, ou plutôt se montre comme étant sur ces deux pôles-là. L’urgence ça veut dire… et c’est en cela… et il a aussi la case territoriale, hein parce que la France des territoires, quand on nous dit tout ça, lui est plutôt… enfin vous me direz que Laurent Wauquiez aussi. »

Jusqu’ici, chacun l’avouera, c’est lumineux. Et attention, ça continue dans la même veine :

« Le diagnostic qu’ils ont c’est qu’au sein de LR, même s’ils ne sont pas nombreux, il y a trois tiers : il y a un tiers qui est Wauquiéiste [sic], qui lui de toute façon préfère soit que Xavier Bertrand se ramasse, soit que tout ça ne se fasse pas pour arriver en 2027, il y en a un tiers qui flotte et il y en a un tiers qui veut faire quelque chose. Il y a des gens comme Copé… enfin vous me direz ils ne sont pas tous à l’Assemblée… des gens comme Juvin, des gens comme Copé… ces gens-là ils sont Macron-compatibles eux, on les dit comme ça. Et ce qu’il voudrait aussi c’est, du côté de la gauche, en prendre quelques uns pour le volet social. »

Tout est, on le voit, de plus en plus clair. Jusqu’à l’éblouissement final :

« Alors je ne dis pas que ça va marcher, mais je dis qu’il y a au moins un diagnostic en commun entre l’Élysée et sa façon à lui [Xavier Bertrand donc] de voir les choses, c’est-à-dire pouvoir… alors "urgence nationale", vous savez tout ça y’a des formules, c’est comme le "pacte législatif" de Laurent Wauquiez dont on a compris au début que c’était surtout législatif et pas vraiment un pacte et que, et j’ajoute dernier élément, il peut bénéficier, et je ne suis pas là pour faire sa promo, en tout cas le diagnostic qu’il fait, c’est que avec ce tiers de LR et avec le côté gauche, il n’aura pas de majorité absolue contre lui, c’est-à-dire que chaque fois qu’il dira quelque chose, comme c’est dans l’urgence et que c’est national, on propose quelque chose en se mettant d’accord sur quatre-cinq textes et, en gros, il n’est pas suffisamment caricatural en demandant deux milliards de trucs pour qu’il soit renversé. »

On espère tout de même que, pour en arriver à ce niveau stratosphérique d’analyse, cela ne vous aura pas coûté trop cher en déjeuners, en plus il parait que c’est le service public qui paie.

Chère Nathalie Saint-Cricq, en nous replongeant dans vos œuvres complètes, nous n’avons cessé d’être confronté à des bavardages du même type, reposant sur des bruits de couloirs, des rumeurs, des on-dit, probablement alimentés lors des déjeuners en ville dont vous êtes si coutumière. De passionnantes causeries audiovisuelles durant lesquelles le « journalisme » est écrasé par le commentaire, si ce n’est le commentaire sur les commentaires, sans que l’on comprenne bien, au total, quelle est la valeur informative de l’exercice, a fortiori lorsqu’il s’agit de disserter sur des pseudo-hypothèses qui ont été lancées par des responsables politiques dans le seul but de les voir discutées dans l’espace public sur fond de prétendues analyses de « petites phrases » et de sondages en tout genre. Le tout par le truchement d’éditorialistes qui visiblement, au mieux, sont incapables de se rendre compte qu’ils font eux-mêmes partie du système de communication desdits responsables politiques et, au pire, en ont pleinement conscience et y participent avec entrain parce qu’ils s’en sentent probablement flattés, comme s’ils faisaient eux aussi partie du petit monde des importants. C’est ainsi que vous fûtes, suprême consécration, parmi les 10 heureux élus conviés à un déjeuner avec Emmanuel Macron en plein mouvement de défense des retraites en 2023, au cours duquel le Président de la république, alors plutôt mal en point, avait pu distiller des « éléments de langage » que vous n’aviez pas manqué de reprendre par la suite sans mentionner l’existence dudit déjeuner, c’est beau l’indépendance, vous attirant cet hommage du SNJ-CGT : « Les chiens de garde vont toujours à la soupe ». Mais c’est sans doute cela que vous appelez « faire bénéficier les gens qui écoutent de ce qu’on sait, non pas parce qu’on est des génies mais parce qu’on les fréquente à longueur de journée et qu’au bout d’un moment on sait très bien qu’ils nous disent des choses à nous quelquefois dans le couloir qu’ils ne vont pas dire à la télévision », merci à vous mais il ne faut pas vous sentir obligée de les répéter, pour 5789 euros nets par mois on pense que vous pouvez faire un tout petit effort.

Chère Nathalie Saint-Cricq - Boxing Day #25

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