Et puis vingt-cinq ans après, le 21 mai 2017, Twin Peaks est revenue pour une troisième saison. Alors, tout a changé : la narration, la musique, le rythme, l’hétérogénéité des formes. Sauf une chose : le spectateur, qui est plus que jamais appelé à se tenir aux aguets pour comprendre ce que Twin Peaks – The Return essaie de lui communiquer.

Dès le prologue, celui qu’on appelait précédemment le Géant présente à nouveau à Dale Cooper une suite d’indices, « 340 », « Richard et Linda », « Deux oiseaux avec une seule pierre » (en français on dirait plutôt « d’une pierre deux coups ») et lui dit : « C’est dans notre maison maintenant. Cela ne peut plus être dit à haute voix maintenant. » « Je comprends » lui dit Dale Cooper.

Comme le lilliputien a précisé précédemment dans Fire Walk with Me qu’il était « le Bras », le Géant se donnera plus tard un nom : le « Fireman », le « Pompier ». Il vit dans un lieu mystérieux et dans un monde en noir et blanc et il est là pour éteindre le feu. C’est un lieu qu’on atteint, dans la forêt de Twin Peaks, par un sycomore unique.

Et on reverra, dans la Black Lodge, non le « Bras » joué par Michael J. Anderson, mais une « évolution du Bras », transformé en sycomore parlant, et qui accompagne Mike. Mais ce sont loin d’être les seuls lieux ou personnages surnaturels de cette troisième saison où tout est encore plus étrange, plus complexe, plus obscur.

Annoncée par la chaîne Showtime en 2014, filmée entre septembre 2015 et avril 2016, diffusée entre mai et septembre 2017, Twin Peaks – The Return ne va cesser de nous perdre. Twin Peaks – The Return est plein de fausses pistes, d’informations manquantes. Elle ne se situe pas dans une unité de lieu, comme les deux saisons précédentes, mais nous embarque dans un voyage entre New York, Buckhorn, Las Vegas, Philadelphie, Yankton, Buenos Aires, White Sands dans le Nouveau Mexique, Paris en France et Odessa dans le Texas.

Dans le premier épisode, on voit un personnage surveiller et enregistrer sur des cartes numériques les images d’une boite en verre dans laquelle on attend que quelque chose apparaisse. Un peu plus tard, on le voit en compagnie d’une femme avec qui il commence à faire l’amour, alors qu’une créature apparaît dans cette boîte, la détruit et les tue.

La boite en verre a la place de la télévision dans Fire Walk with me. Si le film commençait par un téléviseur détruit par un tomahawk, ici, c’est une boite en verre qui explose.

Si la Black Lodge des deux premières saisons de Twin Peaks reproduisait le fonctionnement d’un plateau télévisé (avec hôte, invité principal, invités secondaires et moment musical), la boite en verre, lieu de réception de cette nouvelle saison, est, à l’instar de l’écran d’ordinateur qui servira de support de réception pour un grand nombre de ses spectateurs, un réceptacle dont on ne peut pas savoir, a priori, ce qu’il est supposé recevoir et la façon dont on doit le faire fonctionner.

Parce que, à mesure qu’on avance dans la série, le Temps se fait plus confus.

La deuxième scène à New York est jouée deux fois, sur deux épisodes, de deux points de vue différents, posant un problème d’inscription dans la chronologie du récit.

Une matinée à Las Vegas se continue sur deux épisodes alors qu’on retourne, pour une poignée de scènes, dans la nuit précédente.

Lucy porte dans un même épisode deux pulls différents, puis le même sur trois successifs, donnant également l’impression que ses séquences sont données dans le désordre.

Une sous-intrigue semble se continuer, d’épisode en épisode, mais elle se déroule durant la même soirée, à moins que celle-ci se passe dans la tête de sa protagoniste.

Et puis il y a cet événement, ce rendez-vous inscrit vingt-cinq ans plus tôt par le Major Briggs avant sa disparition, sur un message à l’attention des membres de l’équipe du shérif de Twin Peaks qui doivent s’y rendre dans deux jours. Et, épisode après épisode, on nous répète que cela doit se passer dans deux jours.

Et pourtant certaines dates nous sont données avec précision. Le 16 juillet 1945, les premiers essais atomiques dans le nouveau Mexique. Le 5 août 1956, l’apparition d’une étrange créature dans ce même désert. Le 1^er et le 2 octobre 2016, à 2h53, les deux dates données par le Major Briggs dans son message aux membres de l’équipe du shérif. Le 23 février 1989, la date que Cooper demande à Philip Jeffries de lui trouver. Le jour de l’assassinat de Laura Palmer.

Et on ne cesse de nous dire de faire attention au temps. À l’heure inscrite sur une horloge ou sur une montre. « Le temps, le temps et encore le temps » dit l’évolution du Bras.

Certains événements semblent impossibles à replacer dans la chronologie. Par exemple les pages du journal de Laura Palmer retrouvées par Hawk dans la porte des toilettes. Et qui ont un rôle si important dans l’enquête de l’équipe du shérif, puisque Laura y relate sa vision d’Annie lui disant : « Le bon Dale est dans la Loge et il ne peut pas sortir. » Une séquence qu’on a vue dans Fire Walk with Me.

Tout d’abord, celles-ci ont été « probablement placées par Leland lors d’un de ses passages au commissariat lors de l’enquête » dit Hawk. Elles auraient été trouvées dans le journal de Laura Palmer par Leland, et il les aurait arrachées. Et il les aurait portées sur lui. Et il les aurait placées à l’intérieur de la porte des toilettes à ce moment-là. Ce n’est pas impossible, mais cela reste bizarre.

Seul problème : le rêve auquel Laura se réfère, avec Annie qui parle du « bon Dale » dans la Loge qui ne peut pas sortir, se situe, dans Fire Walk with Me, chronologiquement après que les pages du journal ont été arrachées. Après que le journal, avec les pages arrachées, ait été confié à son ami secret, Harold Smith. Le lendemain pour être exacte.

Ces pages ne sont donc pas supposées exister, à moins que le Temps y ait déjà été « tout David Lynch ». Enfin, dans ces pages manquantes du Journal de Laura Palmer, il y a… une page manquante.

Ensuite, la quête secrète de Twin Peaks – The Return, celle de Judy, aurait été décidée après une rencontre secrète entre Gordon Cole, Dale Cooper et le Major Briggs avant l’entrée de Cooper dans le cercle des 12 sycomores. Mais on ne voit pas quand celle-ci a pu avoir eu lieu. Cole vient deux fois à Twin Peaks avant la fin de la deuxième saison et, à aucun moment, il ne croise la route du Major Briggs.

Le fait que toute cette histoire nous arrive éclatée, explosée au niveau de la chronologie, et presque impossible à reconstruire, à remettre en ordre, n’est pas un effet du hasard.

Ce n’est pas seulement le temps de Twin Peaks qui est en morceaux, c’est le temps tout entier. Nous sommes perdus dans le temps.

La troisième saison va surtout nous montrer la ville de Twin Peaks dans un état de délabrement total, ayant subi de plein fouet les conséquences de la crise économique. C’est au point où le psychanalyste de la ville, qui vit désormais dans une caravane, est devenu activiste de gauche et YouTubeur. Il appelle ses spectateurs à se « sortir de la merde », à ne pas se laisser distraire « par des conneries » et à « sauver les enfants ». La transformation du psychanalyste en activiste dit quelque chose de la transformation de la série. Les deux premières saisons interrogeaient ce qui se passait à l’intérieur de l’homme. La troisième encourage à la lutte pour sauver ce qui reste de ce monde. Et l’antagoniste principal est l’expression de ce changement : Judy. Judy sera ainsi définie dans une sorte de révélation très étrange donnée par Gordon Cole dans l’avant-dernier épisode de la série : « une force extrêmement négative », dont le Major Briggs aurait parlé à Cooper et à Gordon Cole. Et c’est Judy que Cooper serait allé chercher dans le cercle des douze sycomores. Il aurait dit à Gordon Cole : « J’essaie d’attraper deux oiseaux avec une seule pierre. »

D’où la phrase prononcée par Cooper au début de la troisième saison lorsque le Pompier lui rappelle cette phrase dans sa suite d’indices : « Je comprends. »

« Deux oiseaux avec une seule pierre » est la façon dont, au début de cette troisième saison, le Pompier présentait le sens de sa série d’indices à Dale Cooper. Des indices qu’il devait suivre parce que « c’est dans notre maison maintenant » et que « cela ne peut plus être dit à haute voix ». Dale Cooper comprend que les indices sont là pour l’aider à retrouver Judy. C’est Judy qui est « dans notre maison maintenant ». C’est Judy dont on ne peut pas « parler à haute voix ».

On a cru que Cooper avait été piégé par la Black Lodge, qu’il avait affronté celle-ci avec un courage imparfait, voire qu’il avait été piégé par l’agent Earle alors qu’il essayait de sauver Annie. En réalité, il poursuivait à travers celle-ci une mission secrète.

Le fait que Cooper ait été très conscient du caractère tragique de sa mission lorsqu’il est entré dans la Black Lodge reprend trait pour trait le double fond de l’intrigue d’INLAND EMPIRE, le dixième et dernier long-métrage réalisé par David Lynch pour le cinéma, sorti en salles en 2007. Dans INLAND EMPIRE, on suit le parcours de l’actrice Nikki Grace qui se met à vivre dans une réalité modifiée, celle du film dans lequel elle joue, « On High in Blue Tomorrows », et à éprouver un amour destructeur pour le personnage masculin du film, Billy. Mais on se rend progressivement compte que c’est un leurre : Nikki suit une mission secrète ; à l’intérieur de la fiction, celle-ci récupère l’arme qui lui permettra de tuer son narrateur démiurgique pervers, le Fantôme, puis de libérer la « fille perdue ».

Judy est ce que le doppelgänger de Dale Cooper cherche tout le long de cette troisième saison. C’est ce qu’il dit à Philip Jeffries qu’il va visiter dans l’espace situé « au-dessus d’une épicerie ». En fait plus exactement une ancienne station essence, gardée par des « bûcherons » le visage recouvert d’huile de moteur. On y voit également le « sauteur » et la chambre au papier-peint fleuri du film Fire Walk with Me. Mais leur rôle dans le récit reste obscur.

Et c’est Judy que le doppelgänger a associé à une image de visage rond avec deux cornes qui retombent. Image qu’on retrouve sur le message du Major Briggs déposé à l’attention de l’équipe du shérif de Twin Peaks. Image que l’on retrouve encore sur la carte « très ancienne » que Hawk montre au shérif Franck Truman, frère de Harry qui le remplace parce que ce dernier est malade. Image dont Hawk ne veut pas parler à Frank Truman. Et auquel la Femme à la Bûche se réfère à Hawk dans son dernier discours, avant de mourir :

« Je ne peux pas en dire plus au téléphone, mais vous savez de quoi je vous parle. De nos conversations, à l’époque où nous pouvions parler face à face. Faites attention à celle-là. Celle dont je vous ai parlé. Celle sous la lune. »

Avant de mourir dans la fiction et dans la réalité. Puisque l’actrice qui joue la Femme à la Bûche, Catherine E. Coulson mourra le 28 septembre 2015. Quatre jours seulement après avoir tourné cette séquence où elle dit :

« Ma bûche se transforme en or. Le vent murmure. Je suis en train de mourir. »

Judy est sans doute, mais cela n’est jamais totalement clair, l’entité qui apparaît dans la boîte de verre construite par le doppelgänger à New York et dans laquelle passe également Dale Cooper dans son voyage de retour.

Elle est cette force maléfique qui est réapparue sur Terre à l’occasion de l’explosion atomique dans le désert de White Sands en 1945, et qui a alors pondu des œufs, dont l’un a produit l’esprit maléfique Bob. Bob est un esprit récent.

Judy est également associée à la mère de Laura, Sarah Palmer, qui passe son temps à boire devant la télévision. Et devant une séquence de match de boxe qui s’interrompt et se rejoue mystérieusement en boucle, à chaque fois qu’un des deux boxeurs se relève pour affronter l’autre. Judy est enfin associée à ce poteau électrique avec le chiffre 6. Poteau que l’on a vu dans Fire Walk with Me et qu’on revoit plusieurs fois dans la troisième saison. Et plus particulièrement dans le dernier épisode, juste avant la dernière partie du récit.

Judy est une figure du mal beaucoup plus difficile à concevoir que Bob. Bob était un démon actif et personnel : le mal que les hommes font. Et la transmission de ce mal, transformant les victimes en futurs criminels. Judy est un démon passif et impersonnel : le mal que les hommes autorisent et préfèrent oublier jusqu’au moment où ils en subissent les conséquences.

Cela, on le découvre dans le mystérieux épisode central, qui s’ouvre sur l’image de la bombe atomique en 1945 et se clôt sur celle d’une jeune fille en 1956. Jeune fille qui est peut-être Sarah, la mère de Laura, et qui s’endort chez elle, après avoir embrassé un garçon pour la première fois, et dans la bouche de laquelle pénètre une bête effrayante née de Judy.

Cette jeune fille, c’est l’Amérique des années 1950, qui se paie le luxe d’un rêve d’amour sur le dos de tous les ravages dont elle est responsable, mais qui en payera le prix sur ses propres enfants. D’où deux éléments qui semblent énigmatiques mais qui ne le sont pas tant que ça quand on réfléchit à ce à quoi ils renvoient. La phrase que la Femme à la Bûche dit à Hawk : « Quelque chose manque. Tu le trouveras en le recherchant dans ton histoire. » Et la figure de Naido : une Japonaise avec des malformations au visage. Ainsi que le morceau de Krzysztof Penderecki joué sur les images de la bombe atomique : Thrène à la mémoire des victimes de Hiroshima. Le génocide amérindien, la bombe atomique envoyée sur le Japon. Nous y sommes maintenant.

Une photographie des essais nucléaires à White Sands, au Nouveau Mexique, apparaissait dans la chambre de Henry Spencer dans Eraserhead, le premier film de David Lynch. Quarante ans plus tard, le retour de cet essai nucléaire comme scène primitive du récit de Twin Peaks, tant dans le bureau de Gordon Cole que sous la forme d’une séquence de reconstitution où celle-ci entraîne la béance par laquelle peut ressurgir la « force extrêmement négative », donne rétroactivement à la filmographie de David Lynch une tonalité prophétique à laquelle fait écho sa certitude de traverser le Kali Yuga. Le temps de la fin dans la cosmologie indoue. David Lynch le dit dans l’entretien donné à Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé en décembre 2017 pour Les Cahiers du Cinéma :

« Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler du Kali Yuga. Dans la religion hindoue, il y a différents âges : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de bronze, l’âge de fer. Nous sommes à l’âge de fer. C’est le plus court des quatre âges, il dure 432000 ans et c’est un âge sombre. Tous ceux qui vivent aujourd’hui sont nés à cet âge et méritent d’y être. Mais cela donne à chacun l’énergie pour trouver le chemin de l’illumination et sortir de ses problèmes et accomplir son potentiel. »

La fonction de l’Amérique dans le Kali Yuga est le sujet principal des films de David Lynch, mais c’est un sujet présenté comme un secret, voire comme un tabou. Car c’est une fonction purement destructrice – que ce soit par son origine génocidaire, sa politique internationale criminelle et la fonction symbolique ambivalente de son « art » : le cinéma hollywoodien.

Mais Hollywood n’est pas le sujet de Twin Peaks. C’est le sujet de Mulholland Drive et peut-être plus encore celui d’INLAND EMPIRE. Le sujet de Twin Peaks, c’est ce que nous acceptons de subir, et que nous ne devrions pas accepter. Nous devons cesser d’accepter les horreurs de ce monde sous prétexte que celles-ci nous sont favorables. Nous devons changer notre manière de vivre.

Lors d’une des scènes les plus étranges d’une saison qui en contient pourtant beaucoup, Gordon Cole et d’autres agents et policiers se rendent dans une « zone » où la victime d’un nouveau crime a rencontré le Major Briggs. Cette zone est située dans la Sycomore Street de Buckhorn. Durant celle-ci, Gordon Cole y manque de se faire aspirer par un vortex donnant sur une autre dimension et dans laquelle il voit ces « bûcherons » et ce papier-peint au motif de fleurs.

Mais surtout les protagonistes ressortent de cette expérience par moitié amnésiques et doivent redoubler d’énergie pour en reconstituer les événements.

Quand, un peu plus tard, Gordon Cole se souvient de l’apparition de Philip Jeffries dans Fire Walk with me, on est amené à comprendre que nos personnages ne se rappellent que très imparfaitement ce qui leur arrive dans le récit, et que le véritable sujet de Twin Peaks est l’amnésie. Comme INLAND EMPIRE, Twin Peaks est « une histoire dont on ne se souvient pas facilement. »

Dans Twin Peaks, tout le monde a oublié quelque chose. En particulier Dale Cooper, qui doit retrouver sa propre identité une fois revenu sur Terre, après vingt-cinq ans dans la Black Lodge. Il est perdu à Las Vegas, dans une autre identité, avec une femme et un enfant et un travail dans une boite d’assurances. Ce récit d’un homme qui a perdu sa propre identité rappelle un récit Sans Roi célèbre. Peut-être le plus célèbre conte « gnostique » qui ait été transmis dans le monde spirituel, et qu’on retrouve jusque chez Shihab od-Din Sohrawardi : L’Hymne de la Perle.

L’Hymne de la Perle est un poème dont l’origine est mystérieuse mais qu’on retrouve inséré tel quel, presque « intercalé », dans des livres manichéens, comme le Codex manichéen de Berlin, ou apocryphes chrétiens comme Les Actes de Thomas. Dans l’Hymne de la Perle, un jeune prince quitte l’Orient, sa patrie, missionné vers l’Occident pour conquérir une Perle enfouie dans la gueule d’un dragon de mer. Le prince se dépouille de son manteau resplendissant, sa toge de pourpre, et arrive en terre d’exil comme étranger. Il essaie de passer inaperçu mais il est reconnu. On lui fait alors absorber des nourritures qui obscurcissent en lui la mémoire de son origine. Il erre ensuite, ayant oublié et son origine et sa mission. Puis vient un jour un aigle qui lui porte un message, signé de ses parents et de tous les nobles de sa cité.

« Réveille-toi et lève-toi de ton sommeil, entends les paroles de notre lettre : souviens-toi que tu es fils de Roi, vois désormais ton esclavage, rappelle-toi ton manteau resplendissant et ta toge de pourpre. »

Il se souvient de son origine comme de la perle pour laquelle il avait été envoyé en exil. Alors, il retourne chercher la perle. Alors, il peut repartir vers sa patrie originelle.

« Finalement mes yeux se rouvrirent complètement, écrira Sohrawardi au XII^e siècle. Le monde se montra à moi tel qu’il était. Je me voyais dans les liens que l’on avait serrés autour de moi ; je me voyais prisonnier des geôliers. »

Sohrawardi écrira carrément un remake de l’Hymne de la Perle : le Récit de l’exil occidental, au sujet duquel il précise :

« C’est de moi qu’il s’agit dans cette histoire : Je suis passé par une catastrophe. »

L’homme y naît en exil, attrapé dans le filet de la Prédestination par les chasseurs Décret et Destinée. L’objectif du Récit de l’exil occidental est de décrire l’anamnèse de son auteur. Souvenir de sa véritable identité qui naît à partir du moment où une huppe vient lui remettre un message du royaume de Saba :

« Nous vous appelons, mais vous ne vous mettez pas en route. Nous vous faisons des signes mais vous ne comprenez pas. »

L’Hymne de la Perle, c’est le récit de l’humanité, empoisonnée par la boisson de ténèbres du Démiurge et enfermée dans sa prison de fer noir. On peut également considérer l’épisode de la lettre de l’aigle comme une prophétie cryptée de la découverte de la Bibliothèque de Nag Hammadi en 1945. Soit la promesse qu’un jour un signe nous trouverait dans nos errances et notre désœuvrement et nous serait adressé directement pour nous aider à reconquérir notre identité. Et ce signe a bien eu lieu, de façon à la fois évidente et mystérieuse.

En 1975, l’Hymne de la Perle apparaîtra à Philip K. Dick comme le récit secret de sa propre existence. Il l’écrira à Claudia Bush :

« Ce mythe est une représentation figurative de la doctrine théologique de la chute de l’âme puis de son retour au paradis. Je suis tombé sur ce récit hier ou avant-hier et j’ai tout de suite su que j’avais trouvé la clef grâce à laquelle presque tout allait se mettre en place – toutes mes réflexions, toutes mes lectures, toutes mes expériences – je pense que vous serez d’accord avec moi (est-ce le cas ?). »

En 2017, Twin Peaks – The Return a officié comme notre Hymne de la Perle.

Dans les deux derniers épisodes, diffusés le 3 septembre 2017, Dale Cooper, qui a retrouvé son identité, retourne dans le passé et empêche Laura Palmer d’être assassinée. On revoit le début du premier épisode, la femme qui se maquille et son beau-frère qui part à la pêche. Mais celui-ci ne trouve plus le cadavre de Laura Palmer. Celle-ci est désormais dans un autre monde, dominé par Judy. Un monde presque semblable au nôtre.

Dale Cooper la retrouve grâce aux signes donnés par le Pompier au tout début de la saison, « 340 », « Richard et Linda », mais c’est au tour de Laura Palmer de ne pas se souvenir de son identité. C’est au tour de Laura d’être amnésique.

Dale Cooper la conduit en voiture jusque chez elle, à Twin Peaks. Mais sa maison n’est plus sa maison, et toute cette histoire semble sur le point de disparaître. Dale Cooper ne saisit plus les signes. Il croit avoir échoué et le spectateur avec lui. Jusqu’au dernier moment, celui où Laura se souvient, et hurle.

« Laura is the One » avait redit la Femme à la Bûche dans un de ses messages à Hawk dans cette troisième saison. Mais cette fois-ci dans le sens : « Laura est l’Unique », « Laura est cette Une ». Et, dans le fameux épisode central, c’est le Pompier et un certaine Senorita Dido qui produisent l’âme ou l’orbe dorée de Laura en réponse à la vision de Judy, qui est « dans notre maison maintenant ».

Mais c’est comme une réponse secrète. Ce qui fait que cette troisième saison puisse être vue de plusieurs façons. D’une façon incroyablement sombre et pessimiste, et d’une façon qui l’est beaucoup moins.

L’interprétation sombre et pessimiste est devenue majoritaire, quand on ne dit pas qu’il n’y a rien à comprendre. Tout cela serait le « rêve de Cooper » comme Lost Highway, Mulholland Drive ou Inland Empire seraient des rêves. Ou alors Cooper serait retourné dans le passé dans le but de « sauver Laura » et aurait échoué.

Ce sont deux interprétations possibles. À la Femme à la Bûche de nous dire s’il s’agit de « mauvaises interprétations des indices ». Ce que nous dirons, c’est que ces interprétations sombres ou pessimistes n’épuisent pas le champ des interprétations possibles. Dans une scène centrale de The Return, c’est Gordon Cole, devenu désormais presque indiscernable de David Lynch lui-même, qui se souvient d’un rêve. Un rêve où il est face à Monica Bellucci qui lui dit :

« Nous sommes comme le rêveur qui rêve et se met à vivre à l’intérieur de son rêve. Mais, si nous vivons dans un rêve, qui est le rêveur ? »

C’est la seule citation directe de la métaphysique indienne dans une œuvre de David Lynch, et elle apparaît dans cette troisième saison. Cette phrase, Lynch l’a précédemment utilisée pour présenter Inland Empire lors de la première du film. Il l’a tirée du livre Eternel Stories from the Upanishads de Thomas Egenes et Kumuda Reddy :

« Nous sommes comme l’araignée. Nous tissons la toile de notre vie et nous nous déplaçons à l’intérieur. Nous sommes comme le rêveur qui rêve et se met à vivre à l’intérieur de son rêve. Nous créons notre monde, et ensuite nous entrons dans ce monde. Nous vivons dans le monde que nous avons créé. »

On comprend dès lors qu’il ne s’agit pas d’un rêve au sens des rêves que nous faisons dans notre sommeil, ni même au sens du « rêve écran » de la psychanalyse, même s’il est souvent question de tabous ou de traumatismes dans le cinéma de David Lynch. Il s’agit d’un rêve au sens de la nature conditionnée et limitée de l’existence humaine. Au sens où nos actions et nos perceptions construisent « notre vie » comme un rêveur rêve.

On pourrait également le dire ainsi : les rêves que nous faisons et dans lesquels nous nous mettons à vivre sont le résultat d’une « interprétation des indices ». Nous vivons toujours dans une « interprétation des indices. » Nous pensons quelque chose, puis cette manière de penser se met à être « notre monde » et c’est dans celui-ci que nous avançons avant de produire une « interprétation » au sein de cette « interprétation », comme dans des labyrinthes successifs dont nous perdons l’origine ou le sens.

Dans Lost Highway, le monde de Pete est le résultat de la « mauvaise interprétation des indices » dans laquelle Fred a commencé à vivre.

Dans Mulholland Drive, le monde de Diane est le résultat de la « mauvaise interprétation des indices » de ce que Betty a perçu de sa relation à la Femme Sans Nom.

Dans Inland Empire, le monde de Sue est la « mauvaise interprétation des indices » que Nikki a pu faire de sa relation à Devon.

Et si nous devenons des enquêteurs à notre tour, nous devons apprendre à bien interpréter les indices, car, comme le dit la Femme à Bûche, les mauvais indices deviendront à leur tour « notre monde ».

De la même façon que Monica Bellucci demande « qui est le rêveur ? », nous pouvons demander « qui est le constructeur du puzzle ? » Le rêveur de Twin Peaks est peut-être Cooper, peut-être Cole, peut-être Laura, peut-être le spectateur. Peut-être même Monica Bellucci. Mais il est plus sûrement Judy puisque ce monde est désormais le sien. Et Cooper doit retrouver Laura car elle seule peut interrompre le rêve de Judy dans lequel nous avons commencé à vivre.

Mais cela il doit le faire sans savoir s’il aura, ou non, réussi. Il doit le faire exactement comme Krishna le demande à Arjuna dans La Bhagavad Gîtâ : il doit exécuter l’action sans regard pour son fruit.

Texte sacré indien apparu entre le V^e et le II^e siècle avant Jésus-Christ, La Bhagavad Gîtâ raconte l’histoire du prince Arjuna, pris au milieu d’une guerre entre deux familles cousines : les Pandava et les Kaura. Arjuna doit affronter des membres de sa famille, mais il est en proie au doute, à la tristesse. Déguisé sous les aspects de son cocher, Krishna apparaît et le convainc de passer à l’action. Il lui explique l’importance de la discipline et la focalisation sur une activité qui permette le détachement. Toutes les souffrances sont liées à l’agitation de l’esprit né du doute et du désir, des incertitudes et des hésitations. Plus que tout, Krishna lui apprend le secret de la délivrance. C’est « l’action sans regard pour son fruit ».

« Il t’appartient d’agir sans jamais un regard pour les fruits de l’action,
« Ne fais jamais du fruit de l’action ton mobile
« Ceux pour qui les fruits de l’action sont leur mobile méritent la pitié
« Demeure égal dans le succès comme dans l’insuccès, Arjuna,
« C’est cette égalité même
« Qui est détachement intérieur »

Il est nécessaire d’agir. La non-action entraîne la confusion et l’irrésolution est source d’infortune. Et notre action transformera nécessairement le monde, que nous soyons en mesure de le constater ou non. Mais il est nécessaire de ne pas se focaliser sur les répercussions apparentes de nos actions dans le cours des événements. Face aux échecs possibles, cela ne peut nous procurer que de l’amertume. Une action qui apporte de l’amertume à la suite de son échec apparent sera rétroactivement une très mauvaise action. Et face aux victoires apparentes, cela ne peut procurer que de l’orgueil. Et une action qui engendre de l’orgueil est également une très mauvaise action. Il faut agir sans regard pour les fruits de l’action.

David Lynch le sait si bien qu’il le répète sans cesse, encore et encore, sans nécessairement préciser qu’il s’agit de l’instruction donnée par Krishna dans La Bhagavad Gîtâ.

Dans ses interviews. Par exemple en Géorgie en novembre 2017, à la fin de l’interview, quand la journaliste le questionne sur l’impact de Twin Peaks :

« On dit que l’homme à le contrôle sur son action seule, mais jamais sur le fruit de son action. Quand tu fais quelque chose, et quand tu la rends publique dans le monde, tu n’en as plus le contrôle. Elle a sa propre vie. »

Ou dans son autobiographie. Au sujet de l’échec critique et commercial de Twin Peaks – Fire Walk with me qu’il distingue de celui de son troisième long-métrage, Dune :

« Il y a une phrase dans les écrits sacrés indiens qui dit : « L’homme a le contrôle sur son action, mais jamais sur le fruit de son action. » Mais tu meurs deux fois si tu t’es compromis et n’as pas fait ce que tu étais censé faire. Et ça c’était Dune. Fire Walk with Me n’a pas marché, mais je ne suis mort qu’une fois parce que je me sentais bien à son sujet. »

C’est ça le secret de Twin Peaks : Dale Cooper doit apprendre à agir sans regard pour son fruit. Son but, pour affronter Judy, est de retrouver Laura. Mais une fois qu’il l’a retrouvée, et qu’elle s’est retrouvée, il perd tout moyen de savoir ou de comprendre ce qu’il a fait. Il est désormais perdu dans le Temps, comme Philip Jeffries.

Et c’est ça cela que Twin Peaks apprend au spectateur : à agir dans sa vie sans regard pour le fruit de son action. C’est une évidence. Et c’est nous qui ne cessons d’oublier de le voir.

Et c’est peut-être cela que Laura Palmer a murmuré à l’oreille de Dale Cooper dans la Black Lodge dans la troisième saison. Cette phrase murmurée qu’on revoit dans le générique de fin du dernier épisode, comme si la chose la plus importante de cette série n’avait pas été dite à haute voix : Tu ne sauras jamais si tu as réussi ou non. Tu ne verras pas le fruit de ton action.

C’est la chose la plus violente qu’on puisse dire à quelqu’un. Et c’est la seule chose valable qu’on puisse dire à quelqu’un. Car c’est la seule et unique manière de se délivrer de l’ego, de l’ombre, des passions mauvaises et destructrices sur la Terre : exécuter l’action sans regard pour son fruit. Et si c’était ça, le secret de Twin Peaks ?

Le Secret de Twin Peaks

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