La règle du Norm Show, c’est l’humiliation, la sélection et l’exclusion. Celle du Freak Show, l’humilité. Une humilité qui naît de la conscience de la cruauté de l’existence, mais aussi de la beauté qui peut naître des relations humaines au sein de celle-ci. La vingtaine de Freaks montrés dans le film de Tod Browning sont essentiellement des hommes et des femmes réduits ou mutilés. Paradoxe de la part d’un quasi-géant, Freaks célèbre la puissance de ce qui est petit et la force de ce qui est faible. La constante du Norm Show, c’est la réaction à l’actualité. C’est une soumission implicite à une lecture chronologique du Temps. Une vision progressiste ou réactionnaire, mais qui, dans les deux cas, nous place toujours dans un entre-deux restreint ; ce moment intermédiaire, hériter d’une histoire récente, meilleure ou moins bien, et qui se projette dans un futur lamentable ou radieux. La constante du cirque, c’est l’anachronisme. C’est un instant qui échappe au Temps en faisant se mêler explicitement le passé le plus archaïque et l’utopie la plus folle, le tout dans un présent circulaire où tout a lieu à la fois. Le Norm Show a beau s’autoriser d’une vision du monde soi-disant pérenne, il est toujours dans la crainte de la ringardise. Le Freak Show, lui, n’est pas dans le Temps. Freaks, c’est là d’où nous venons. Et c’est là où nous allons. C’est la disparition de Hollywood comme religion et la réapparition de Carnaval. Et les indices de son retour sont aujourd’hui visibles partout. Des « Freaks » de Los Angeles aux supposés « Wokistes », des Hippies aux Hipsters, tous les mouvements de la jeunesse des cinquante dernières années portent en eux la nostalgie de cette existence humble et colorée, chaotique et vivante, faite de métamorphoses et de relations libres, qui fut notre première existence. Elle l’est encore, et elle le sera toujours. Le visage qu’ils lui font porter peut parfois apparaître comme une simplification, une réduction ou une caricature. Incarcérés aujourd’hui dans les prisons psychiques des réseaux sociaux et leur encouragement tacite à l’obsession de la notoriété, ces mouvements sont, trop souvent, traversés par des appétits de réussite individuelle. Voire par la tentation, pour chacun, de s’ériger en juge des autres – de devenir dur et raide. Peu importe. Ils sont avant tout porteurs d’une promesse. La promesse que nous ne supporterons pas éternellement ce monde sacrifié à une idée fausse de l’humanité – « normalisée », stéréotypée, hiérarchisée, c’est-à-dire faite pour la guerre de chacun contre tous et de tous contre chacun. Et, à chaque fois qu’on regarde Freaks, ce qu’on ressent, individuellement comme collectivement, c’est à la fois la nostalgie de l’Age d’or et le désir d’un monde où l’humanité serait unie à travers ses différences. La nostalgie d’un monde où la blessure de chacun était portée par tous et le désir d’un monde où la joie de chacun serait portée par tous. Un jour, nous rirons ensemble de ce monde menteur. Là où est la fin, là aussi sera le commencement : Le Norm Show doit disparaître.
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Blast, le souffle de l’info